Rencontre d'habitants de l'ilôt Vinci
Publié le 19-01-2012 18:56:24 Modifié le 19-01-2012 18:56:24
Rencontre avec des habitants de l'ilôt Vinci de Tours qui va disparaître au fur et à mesure de l'avancée des travaux du tramway. Portraits.
Là où s’érigera bientôt la tour Bouygues de 54 mètres, s’étale un petit quartier dynamique : l’ilôt Vinci. Nous avons rencontré des habitants de ce carré d’immeubles de Tours, situé près de la gare, à l’embouchure de la rue de Bordeaux. Portraits.
Première impression : ce pâté de maisons mérite bien son nom d’îlot. Certes, l’asphalte et le béton remplacent la mer mais une fois quelques portes poussées, on la voit, on la sent, la vie insulaire. Partout ici, conversations et rumeurs de bistrot au sujet de l’actualité de ce micro-quartier vont bon train. Mais le sujet du moment ne fait sourire personne.
Et l’îlot Vinci va disparaître. Les travaux de démolition ont déjà commencé. Et, dans quelques mois, la partie la plus proche de la gare s’effondrera en entier. Le salon de coiffure, les deux hôtels, le local de taxi, le magasin de tissus et le bar seront remplacés par une station de tramway. Portraits d’habitants de l’îlot contraints de partir.
Terminus pour l’hôtel de monsieur Sasia
« Hôtel Terminus bonjour! » Martial Djebré réceptionniste répond au téléphone d’un ton professionnel. Avec sa tenue impeccable et sa voix de bariton, il est la première personne rencontrée sur l’îlot Vinci.
L’hôtel Terminus sera parmi les premiers bâtiments à disparaître suite aux travaux d’aménagement du tramway. Martial Djebré, lui, continue à travailler. Il semble serein, mais il avoue qu’il a été hospitalisé, cette année, à cause de douleurs à l’estomac. Il dit qu’elles sont apparues suite à l’annonce de son licenciement pour raisons économiques. Il raconte aussi ses débuts, il y a dix ans, lorsqu’il était étudiant au Conservatoire de Tours et travaillait à l’hôtel le week-end. Car, voyez-vous, Martial Djebré est violoniste et dirige l’orchestre universitaire. Les horaires décalés de l’hôtellerie lui ont permis de s’adonner à la musique et de faire vivre sa famille. Et puis, cela l’oblige à pratiquer les langues, son autre passion.
En procès contre Sitcat
Il commence à raconter une anecdote sur des Ukrainiens incapables de comprendre un mot d’anglais quand notre conversation est interrompue par l’arrivée de monsieur Sasia. C’est le patron. L’homme a les traits tirés. Il reste debout et ne s’arrêtera pas de marcher nerveusement tout au long de l’entretien. Très vite, il s’énerve et parle de son procès contre le syndicat des transports de l’agglomération tourangelle (Sitcat). Les choses sont simples, pour lui, le montant du rachat de son affaire que lui propose le Sitcat est insuffisant. La colère le submerge et il finit la conversation par un « c’est bon, on arrête maintenant ». Il a d’ailleurs dû arrêter son activité fin 2011.
Le Français lui aussi condamné
« J’ai dû travailler pour manger »
Pour appuyer son propos, il sort des « preuves » d’un gros classeur. Quand on lui demande son histoire, d’où il vient, où il vit, il revient vers son dossier et préfère présenter son curriculum vitae. Il a 58 ans. Il a été directeur informatique dans plusieurs grandes entreprises. Il a également obtenu un doctorat en biochimie. « J’ai acheté cet hôtel comme un investissement pour ma retraite. Vous voulez savoir mon histoire ? Elle est simple : j’ai dû travailler pour manger. »
Joël Barrault est le sémillant propriétaire de la Brasserie des Eaux vives, rue Blaise-Pascal. « J’ai acheté en décembre 2008 et ouvert en janvier 2009. Quelques mois plus tard, en avril, un architecte vient me voir. Il me dit qu’ils vont construire une tour sur l’îlot. La mairie savait pour la destruction de ma brasserie et m’a laissé l’acheter malgré tout. » Cela fait maintenant plus de deux ans qu’il attend une réponse à ses questions. Sans nouvelle, il ne sait pas quand il devra partir. Impossible pour lui d’imaginer une solution de repli.
Le pari tourangeau
Joël est originaire de Ligueil mais a passé une grande partie de sa vie à Paris. « Quand je me suis installé ici, on m’a pris pour le Parisien de service. Mais je suis bien tourangeau. » Que les personnes du quartier l’aient confondu avec un « titi » de la capitale n’est pas surprenant. L’homme parle vite, rigole beaucoup, engage facilement la conversation et possède, dans sa façon de s’exprimer, une sorte de gouaille que l’on peut encore croiser dans certains bistrots parisiens. Il possédait un restaurant dans le 18e arrondissement mais voulait revenir en Touraine. Et puis son épouse est tombée amoureuse de la région.
Son truc à lui, c’est d’organiser des soirées conviviales et des concerts. Au fond de la salle, il y a un piano sur lequel sa femme, professeur de musique, joue parfois. Au bout de trois ans, Joël a noué une certaine amitié avec Florent Martin, son voisin de terrasse et néanmoins concurrent.
Le Martin bleu arrêté en plein vol
Le chef du Martin Bleu nous accueille avec un grand sourire. Physique de rugbyman à la retraite, lui aussi a reçu la visite d’une personne du cabinet d’architecte Alain Gourdon en 2009. Le nom de l’entreprise est connu : c’est la même qui a imaginé la tour de 54 mètres. « Je ne sais pas quand mon restaurant sera détruit, je ne peux pas faire de projets à long terme. Je viens de rentrer cette année au Gault et Millaut avec une toque, j’ai une clientèle stable, mon chiffre d’affaires est en progression et on m’arrête en plein élan. Je sais que je vais continuer et refaire un restaurant. Mais pour l’instant, c’est l’attente. »
La conversation dévie ensuite sur sa position de chef, de son équipe de cuistots fidèles. Il parle de sa grand-mère, sa première source d’inspiration en cuisine. Il explique aussi qu’il est un des seuls à préparer du poisson d’eau douce et qu’il s’approvisionne chez l’unique pêcheur professionnel du coin. Aujourd’hui, au menu, il y a du silure, « ça peut paraître étrange mais c’est comme de la lotte ».
Il nous entraîne ensuite vers un escalier caché derrière une porte. « Je vais vous montrer les étages. Avant mon restaurant, il y a avait un hôtel de passe ici. » Proximité de la gare oblige, cette activité fleurissait au début du siècle sur l’îlot Vinci. « Là, vous voyez, cette petite ouverture dans le mur, les clients venaient prendre une serviette et du savon pour pouvoir se nettoyer après l’acte. » À l’étage, les chambres n’ont pas bougé.
Florent Martin nous montre une petite pièce avec un lavabo et un bidet vétuste. Le papier peint ajoute une touche très années 1960 à l’ensemble et le parquet en bois rappelle que nous sommes bien dans un bâtiment du début du siècle. « Le dernier client a dormi dans cette chambre en 1992. » Après cette visite improvisée, le chef nous raccompagne à l’entrée. Il prend rapidement la pose pour quelques photos, nous nous saluons chaleureusement. La prochaine fois, ce ne sera certainement plus sur cette île.
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