Tours : ils jouent leur sortie de prison
Publié le 18-05-2016 07:15:07 Modifié le 18-05-2016 07:15:07
À la maison d’arrêt de Tours, la compagnie de théâtre Les 3 Sœurs intervient auprès de jeunes détenus. L’objectif ? Les aider à avancer dans leur parcours de vie.
Une casquette bleue vissée sur la tête, Frank sort tout juste de prison. Pour redémarrer du bon pied, il souhaite se lancer dans le commerce. D’abord, se former. Mais avec son casier judiciaire bien rempli, il se dit qu’il ne sera jamais pris en formation. Heureusement, son pote Mario, qui a ouvert une pizzeria, propose de l’embaucher et lui donne même une avance sur salaire. Sauf que Frank est tiraillé. Là, il a surtout envie de fumer. Et puis son copain qui l’appelle pour jouer aux jeux vidéo, c’est super tentant. Alors tant pis, le travail attendra. Quant au rendez-vous avec sa petite amie, il a zappé. Résultat, il se brouille avec Mario et sa copine.
En réalité, Frank n’existe pas. C’est un personnage joué par Antoine Miglioretti, de la compagnie tourangelle Les 3 Sœurs. Face à lui, six jeunes détenus de la maison d’arrêt de Tours. La scène se déroule dans une salle d’activités de la prison, accessible de l’extérieur après avoir franchi cinq portes et autant de grilles fermées à clé. La compagnie intervient dans le cadre du programme Bouge — Bien orienter une génération en devenir — à destination de jeunes délinquants, souvent récidivistes, âgés de 18 à 25 ans. À l’origine, le questionnement de deux conseillères d’insertion et de probation — Vanessa Fouillet et Emmanuelle Terriot — chargées d’accompagner les détenus et de prévenir leur récidive : « Le comportement de ces jeunes est un réel problème. Comment les aider à évoluer ? » Une difficulté décuplée par la détention et la promiscuité qu’elle impose.
Ici, plus de 200 détenus vivent à deux ou trois dans une cellule de 9 à 10 m2. Ils y passent 22 heures par jour, sauf activité ou rendez-vous particulier. Le projet Bouge est porté par le Spip, service pénitentiaire d’insertion et de probation, dont l’une des principales missions est de prévenir la récidive par un accompagnement individuel et collectif.
« Souvent, l’approche collective consiste à organiser des groupes de parole à visée thérapeutique. En investissant le champ éducatif, nous nous inscrivons dans une toute autre logique » , souligne Isabelle Larroque, directrice du Spip. Après une première session du programme Bouge fin 2015, une deuxième est aujourd’hui en cours. Parmi les six séances prévues, deux sont consacrées à l’intervention de la compagnie Les 3 sœurs, qui pratique le théâtre d’intervention : « Nous avons créé un objet théâtral personnalisé et adapté à la demande du Spip » , précise Sonia Fernandez-Velasco, comédienne de la compagnie. Le personnage de Frank a été conçu de sorte que les détenus puissent se projeter sur lui et réfléchir à leurs propres difficultés. Très présent, l’humour favorise l’implication des jeunes et leur participation.
Ce mercredi-là à la maison d’arrêt, les détenus réagissent à la scène jouée par la compagnie : « En fait, Frank, il a réussi que les problèmes ! », lance Kader*. Accompagné des trois acteurs, les participants retracent le parcours de Frank depuis sa sortie de prison. Matérialisées au sol, deux lignes divergentes constituent un plateau de jeu imaginaire. La première, la « ligne de conduite » , mène Frank à l’objectif qu’il s’est fixé, symbolisé par une coupe. Pour les jeunes, cette coupe, c’est avant tout « un travail légal » . La deuxième ligne, déviante, conduit à un point d’interrogation : c’est « la cité » , « le quartier », « la prison » ou encore « le travail illégal » .
Le groupe décortique ce qui a poussé Frank d’une ligne vers l’autre : Quelles priorités s’est-il fixé ? Quels choix l’ont fait basculer ? Quelle responsabilité porte-t-il dans cette évolution ? Puis, les trois acteurs invitent les détenus à prendre leur place : « Vous allez sortir de prison. Vous serez au début d’un nouveau chemin. À vous de vivre votre propre parcours. » Commence alors la distribution des rôles : aux côtés de Kader dans le rôle principal de Frank, Julien* joue le monde extérieur — toutes les personnes avec qui Frank interagit une fois dehors — et Kevin*, la voix intérieure de Frank. Quant à Luc*, extérieur à la scène, il peut à tout moment stopper l’action grâce à une télécommande. Voilà comment s’invente l’histoire avec les jeunes comédiens…
Frank annonce à son conseiller : « Mon oncle va m’embaucher dans sa pizzeria. » Mais dès sa sortie de prison, son pote du quartier l’invite à boire un coup. Puis, son conseiller l’informe qu’il doit se rendre immédi- atement à la mission locale pour bénéficier d’un programme d’insertion, avec des aides au permis et au logement à la clé. Excellente nouvelle ! Mais Frank a vraiment envie de trinquer avec ses copains. Tout de suite. Il ne sait plus quoi faire…
Intervient alors sa maman, au téléphone : « Tu vas aller à ce rendez-vous, Frank, insiste-t-elle. Sinon, qui est-ce qui va encore finir au parloir pendant un an, hein ? » Ensuite, Frank apprend que le rendez-vous à la mission locale est finalement à Blois. Sans permis, il galère pour se faire conduire là-bas, et résultat, il arrive 45 minutes en retard. Le conseiller, joué par Julien, retire sa proposition : « Il faut être assidu, ponctuel » , justifie-t-il. Kader s’emporte : « J’ai fait 100 kilomètres pour vous ! Toi, t’as vu comment tu m’reçois ? Rentre chez toi, tu veux que j’t’insulte ou quoi ? » Fin de l’histoire.
Les trois comédiens se sont donné à fond dans leur rôle. Avec plein d’énergie, d’humour et un sacré sens de la répartie. Un débriefing de la saynète permet d’analyser pourquoi la situation a dérapé. En résumé : « Il y a eu trop d’embrouilles ! Frank aurait dû expliquer clairement sa situation au conseiller : lui dire qu’il n’avait pas le permis, pas de voiture. Qu’il ne pouvait donc pas se rendre à Blois en si peu de temps » , analyse Vanessa Fouillet.
L’occasion aussi, avec les comédiens de la compagnie, de lancer quelques pistes de réflexion : comment canaliser son énergie, se fixer des objectifs ou plus globalement, être réellement acteur de sa vie. Pour Vanessa Fouillet et Mathieu Besson, les deux conseillers d’insertion et de probation qui accompagnent le groupe, cette séance s’avère précieuse : « Nous pouvons évaluer leurs réactions, leur comportement. Ce qui nous permettra, dans les prochains entretiens, de valoriser ce qu’ils ont réalisé de positif et de leur montrer qu’ils détiennent en eux des clés pour changer » .
L’objectif : leur donner confiance dans leur capacité à changer dans la durée.
Reportage et photos : Nathalie Picard
* Les prénoms ont été changés.
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