Tours : Monsieur Boun, restaurateur aux mille vies
Publié le 23-01-2024 12:11:32 Modifié le 24-01-2024 11:38:34
#EPJTMV À la veille du réveillon du nouvel an chinois, Boun Phone Tiang se rappelle son parcours, de ses débuts comme serveur à l’achat de son dernier restaurant. En même temps que ses origines se rappellent à lui.
Tia Gourmet est à ses couleurs : vert jade et bleu canard. Le patron de deux autres restaurants tourangeaux a choisi un nom court et facile à retenir, comme pour celui qu’il a racheté au tribunal de Tours en 2009.
« J’ai su que ce local, avenue de Grammont, était en liquidation judiciaire, alors j’ai tout de suite fait une offre au tribunal. Au téléphone, la greffière m’a demandé comment je voulais appeler ce nouveau restaurant. Elle m’a pris de court, j’avais sous les yeux un carnet rouge que j’avais trouvé dans un hôtel alors je lui ai dit « Mao ». J’ai reçu beaucoup de critiques mais j’ai essayé de dépolitiser ce nom, de jouer sur le côté ludique de la décoration plutôt que sur l’histoire. »
De Vientiane à Tours
Lui aussi s’est fait un nom. « Il est génial Monsieur Boun ! », lance un des serveurs chez Tia Gourmet. Son nom complet, c’est Boun Phone Tiang, mais tout le monde l’appelle Monsieur Boun. Avec son col roulé noir et ses lunettes, il en impose. « Il va falloir mieux s’habiller mieux », leur avait lancé leur père, à ses frères et lui, avant de quitter le Laos. « Pour la première fois de ma vie, j’enlevais mes tongs et je mettais un jean », plaisante le quinquagénaire.
On est en novembre 1979, il a 10 ans et il arrive à Paris sous la neige. « Notre père nous avait donné un billet de 500 francs pour aller à la boulangerie. Je voulais tout acheter ! La vendeuse n’avait même pas de quoi nous rendre la monnaie. »
Il a l’air ému en retraçant sa vie qui le conduit du 15e arrondissement de Paris à Vitry-sur-Seine, puis à Dijon avant l’installation définitive à Tours. « Mes parents nous prévenaient toujours deux jours avant notre départ. À Vitry, nous avions rencontré une amie chinoise qui nous avait rappelé que nous avions une tante à Chenôve, près de Dijon. Nous sommes partis du jour au lendemain. Nous ne sommes restés là-bas qu’un an avant de nous installer à Tours, où mon père avait décidé de racheter une épicerie tenue par des Laotiens. »
« Je dormais pendant les cours de catéchisme »
Son sens des affaires, Monsieur Boun semble le tenir de son père. « Il avait appris que cette épicerie asiatique à Tours marchait mal en regardant la télé. Je ne sais même pas avec quel argent il l’a rachetée puisqu’il avait tout perdu au Laos. Et à Chenôve, il travaillait à l’usine », s’étonne encore Monsieur Boun.
Comme sa mère est bonne cuisinière, la famille installe quelques tables dans le fond de l’épicerie, qui devient rapidement un restaurant à part entière. « Comme je faisais plus grand que mon âge, j’aidais au service. À midi je filais au restaurant, j’enfilais un kimono et je mangeais cinq bols de riz blanc dans la cuisine avant de prendre les commandes. Je n’allais pas boire des cafés à Jean Jaurès avec les copains après les cours pour assurer le service du soir. Et du coup, je dormais pendant les cours de catéchisme. »
Un jour, c’est Monique Ruchet, la directrice de l’école du Sacré-Cœur en personne, qui vient déjeuner au restaurant familial. Le lendemain, elle l’attend au portail… pour lui annoncer qu’il aura désormais la permission de dormir en cours de caté.
L’homme d’affaires
Comme son père, c’est en suivant l’actualité que Boun Phone Tiang devient homme d’affaires. Il apprend ainsi que les cartes à puce font fureur à Hong Kong et lance une affaire de vente au détail en France. Son premier client, c’est Palaf Solde, le créateur de la boutique de déstockage Mistigriff à Tours.
En 1997, il part en backpack tenter sa chance dans la téléphonie mobile à Hong Kong. Mais le pays ne lui plaît pas. « Les Chinois n’ont pas le même sens de l’humour que moi. Au bout d’un moment, je réalise que la France est mon pays. Et puis les affaires ne marchent pas si bien… »
Commence alors sa vie de Monsieur Boun : il reprend son premier restaurant, l’Indochine, qui marche mal, alors qu’il n’avait pas souhaité garder celui de ses parents. « On avait tellement trimé dans cet endroit qu’aucun des enfants n’avait envie de continuer à y travailler. » Au bout du compte, il finit tout de même par bosser dur toute sa vie.
Aujourd’hui à la tête de trois restaurants et d’un supermarché de produits exotiques à Notre-Dame-d’Oé (Tia Supermarché), il semble soucieux. Avec la nouvelle année qui se présente sous le signe du dragon de bois, il nous prévient tous : « Il faudra prendre une décision cette année, qu’elle soit bonne ou mauvaise. » Avec 70 familles d’employés sous sa responsabilité, il s’agira d’être prudent.
« Nous sommes des invités »
S’il est fier de rendre visible ses origines ? Il estime plutôt avoir recréé un monde fermé. « Les Asiatiques sont des gens discrets. Mon père répétait souvent : « Nous sommes des invités ! » pour que nous ne nous attirions pas d’ennuis. Parce que s’il arrivait quelque chose, on se serait d’abord tourné vers nous… »
En quittant Vitry-sur-Seine, la famille quitte aussi la communauté laotienne de Paris. Les enfants sont obligés de parler français avec leurs amis. À Tours, il est rare de rencontrer d’autres Asiatiques. « Parfois, on allait faire le tour du lycée Konan où étaient scolarisés les enfants de cadres japonais installés en Indre-et-Loire. Pour se sentir moins extraterrestre. »
Aujourd’hui encore, il est agréablement surpris de rencontrer quelqu’un qui lui rappelle ses origines. Et touché de se raconter, du petit garçon en tong à Vientiane jusqu’au restaurateur aux mille vies ici, à Tours.
Texte : Mourjane RAOUX-BARKOUDAH, journaliste en formation à l’EPJT Photo : Inès FIGUIGUI, journaliste en formation à l’EPJT
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