Un matin, dans 10 ans, sans info
Publié le 15-03-2017 07:19:55 Modifié le 15-03-2017 07:19:55
Les Assises du journalisme se tiennent à Tours du 15 au 17 mars sur un thème abyssal : comment nous informerons-nous dans 10 ans ? Et si, justement, on ne s’informait plus...
Le cauchemar a commencé quand j’ai appuyé sur le bouton. Il faut vous dire que j’ai conservé un de ces vieux postes de radio qu’il faut allumer à la main pour entendre quelque chose. Les machins qui se déclenchent à la détection de mouvement quand vous entrez dans la pièce et qui adaptent la fréquence à l’humeur qui se dessine sur vos traits froissés au réveil, franchement, très peu pour moi. Moi, je suis du genre à faire moi-même mon café. Alors, comme tous les jours depuis que je suis doté de deux oreilles en état de marche, j’ai allumé la radio. Toujours la même, la fréquence publique, celle qu’écoutaient déjà mes parents, à l’heure glorieuse de Philippe Caloni et de Roland Dhordain.
Juste une fraction de seconde et, normalement, une voix connue aurait dû venir gentiment caresser mon cervelet encore embrumé de sommeil. Et, d’un coup, le timbre connu aurait dû commencer, tout doucettement, à me délivrer ma première dose d’info de la journée. Je savais déjà qui allait surgir de mon vieux poste. À cette heure-là, j’étais sûr de tomber sur la voix chaude et savante de mon analyste international attitré, juste fait pour mes tartines et mon café à moi. Et après, j’aurais glissé, tranquillou vers le journal de 8 h. Un politique que l’on passe au grill, la presse du jour que l’on compile, un petit fait divers, une pincée de culture, j’avais des certitudes en pressant le petit bouton.
Sauf que là, non. À la place, j’ai eu un genre d’imposteur à guitare qui me chantait un truc pas drôle avec une voix traînante. Trop de notes, ou pas assez, trop de rimes, trop de mots. Comme je suis un garçon gentil, je me suis dit bon, ok, c’est jour de grève. Ils ont le droit, après tout. Même eux… Vas-y, balance-moi ton post-Cabrel neurasthénique. Juste pour aujourd’hui.
Et, pour me consoler, je suis allé cueillir mon quotidien dans ma boîte-aux-lettres. Mon journal, je le mange bien frais, comme les croissants que faisait le boulanger du quartier, quand il y avait encore des boulangers dans les quartiers. Quand il y avait encore des quartiers.
Mais dans la boîte, pas de journal. Des factures, des prospectus, une pub cradingue pour un gars pas clair qui voulait me repeindre la façade, mais pas de journal. Alors, j’ai tout laissé tomber dans l’entrée et je ne suis refait un café. Je ne vais quand même pas allumer la télé ? L’idée m’a frappé l’occiput comme une roquette qui tombe sur un marché à Kaboul. Pas la télé ! Pas le matin ! Mon troisième café en main, évidemment, j’ai allumé la télé. Et là : la mire. Enfin, pas la mire, mais des clips américains avec des filles en maillots de bain alors qu’il n’y a même pas de piscine. Une sorte de mire qui bouge, en somme. Et ça, sur mes 546 chaînes, replay et VOD compris. Pas un gramme d’info. Pas une miette d’analyse. Pas le commencement du début d’un reportage. Même pas un porte micro devant l’entrée bouclée d’un ministère norvégien. Rien.
Autant vous dire qu’en sortant de chez moi, j’étais assez énervé. Et pas seulement à cause des trois cafés. Les gens que je croisais semblaient ne rien avoir remarqué. Il allaient et venaient le plus normalement du monde, flottant sur leur overboard les yeux perdus dans leur casque de RVA (Real Virtual Activity). Un matin parfaitement comme les autres. Je me retenais de les arrêter « Oh, les gars, chez vous aussi ? Vous avez de l’info, vous ? Vous savez ce qui se passe ? » On m’aurait pris pour un fou.
Et le cauchemar a continué. Pas de petit gratuit à la station de tram. Pas de chaîne d’info en continu chez Starbucks. Pas d’affichettes racoleuses en vitrine des bars-tabac. Fébrile, j’ai allumé mon portable. Stupéfaction : pas une notification, pas une seule sur les 54 sites d’infos auxquels je suis abonné. Je devais me rendre à l’évidence : il n’y avait plus la moindre information autour de moi. En dehors de mon champs de vision personnel, impossible de savoir ce qu’il pouvait bien se passer. Le TVB a-t-il réussi à se qualifier pour la finale de la Coupe intercontinentale face aux Suédois du Jököping-Volley-Club ? Je dois passer au Palais des sports pour en avoir le cœur net. Et ces sirènes que j’ai entendues cette nuit, c’était quoi ? Il faut que j’aille voir au commissariat. Et la grande expo pour les 10 ans du CCC OD, c’est quoi le programme, alors ? Il faut que j’y fasse un tour aussi. Il va falloir que je prenne ma journée, moi, si ça continue.
Mais oui, mais le sommet de l’Europe des 33, je peux pas y aller, quand même… Et pour la guerre de sécession entre les Golden States américains et l’état fédéral, comment je fais pour savoir ?
Quand je suis arrivé au bureau, j’ai tapoté comme un dément pour faire le tour de tous mes petits sites habituels. Je n’ai même pas été surpris de collectionner les Erreur 404 et les re-routages aléatoires vers des impasses foireuses. Pareil sur les réseaux. Que des demandes d’amis, des anniversaires à souhaiter et des offres super-spéciales pour des trucs dont je ne savais pas que j’avais besoin.
En rentrant chez moi, le soir, j’étais sonné. Étourdis par l’impression de ne plus être connecté au monde. Si la Terre tourne sans que je sache comment elle tourne et comment les autres vivent et sans que les autres, non plus, ne sachent plus rien de moi, à quoi bon continuer ? Être informé, c’est être relié aux autres, sans notion de distance ou de civilisation. L’eau qui coule à mon robinet, elle est précieuse même si elle est parfois polluée et les peuples qui en sont privés sont ceux qui souffrent le plus au monde… Vous savez quoi ? Nous vivons d’info aussi. Tout autant.
Texte : Matthieu Pays / Dessins : Pierre Frampas
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Catégories : News